France – 07/04/2022 – energiesdelamer.eu. À l’heure où la France en a fait l’une des priorités du plan d’investissement d’avenir, « France 2030 », le Centre d’études stratégiques de la Marine (CESM), a organisé le 4 avril à l’École militaire une conférence sur les fonds marins « Grands fonds : vingt mille défis sous les mers ». Cette rencontre a été l’occasion d’aborder les enjeux soulevés par leur exploration, leur exploitation potentielle de leurs ressources, mais aussi des aspects géostratégiques et économiques qui y sont liés.

Mais, la mer d’une manière générale, la recherche liée et les grands fonds marins sont des sujets qui n’ont pas fait l’objet de débats au cours de la première partie de la campagne de l’élection présidentielle* alors que c’est un enjeu devenu aujourd’hui incontournable.

Jean-Louis Levet y a apporté son témoignage en tant que ex conseiller spécial pour la stratégie des grands fonds marins au secrétariat général de la mer dirigé par Denis Robin. La vidéo de la conférence mise en ligne permet de suivre l’ensemble des témoignages et des objectifs des parties prenantes.

Fin 2019, vous avez été missionné par le Premier ministre et le secrétaire général de la mer pour élaborer une nouvelle stratégie nationale d’exploration et d’exploitation des ressources minérales des grands fonds marins ; vous avez remis votre rapport en juillet 2021, basé sur le travail important réalisé par le groupe  que vous avez constitué et animé durant plusieurs mois, réunissant les ministères et les acteurs clés publics et privés de cette communauté des fonds marins.

Ce rapport a été repris par le Premier ministre et lors du CImer de janvier 2021, celui-ci a retenu ses analyses, le contenu de la stratégie et le plan d’action sur 10 ans autour de priorités et de projets. Vous avez été alors missionné dans un second temps, fait suffisamment rare dans la haute administration pour être signalé,  afin de mettre sur les rails ce plan d’action au cours de l’année dernière. Votre mission s’est achevée en tout début d’année. Le travail se poursuit à travers France 2030.  Quels enseignements tirez-vous de ces deux années fort denses et pour l’avenir ?

Jean-Louis Levet – Pour aller à l’essentiel : nous avons réussi je crois à notre niveau, ensemble, ministères, acteurs publics et privés,  en 2020 la création d’une dynamique collective et l’élaboration d’une stratégie inscrite dans la durée avec un plan d’action par consensus actif. Cependant, il faut être honnête : nous avons eu à affronter en 2021  de réels dysfonctionnements,  des difficultés voire des inerties, dans la mise en œuvre du plan d’action et des projets,  qui n’auraient pas dû exister compte tenu des décisions du Premier ministre lors du CIMER de janvier 2021 et de sa volonté d’aller de l’avant.  Un apprentissage se fait néanmoins avec France 2030 dans le bon sens et le CIMER de mars dernier insiste sur deux points mis en avant dans nos travaux : la production de connaissances par l’exploration des grands fonds encore largement méconnus et le développement d’une filière technologique et industrielle apte à agir dans ce domaine.

Pouvez nous nous rappeler le contexte ?

JLL – Comme j’ai eu l’occasion de le rappeler sur energiesdelamer.eu et lors de cette conférence du CESM, cette mission s’inscrivait dans les perspectives ouvertes par le premier ministre au Havre fin 2017 et par le président de la République lors des assises de la mer à Montpellier fin 2019 sur l’exploration et l’exploitation durable des océans. Donc une volonté politique claire et affirmée de progresser dans ce domaine des grands fonds marins.

Et vous avez rencontré de nombreuses personnalités du monde océanique ?

JLL – Oui bien sûr,, au sein des 7 ministères concernés, des Collectivités d’Outre-Mer,  du monde de la recherche (CNRS, IFREMER, IRD, universités, etc),  des établissements publics (BRGM, CEA, etc), des entreprises (grands groupes, PME, start up), le Cluster maritime français,  les pôles de compétitivité mer Bretagne et Méditerranée,  des ONG, des think tank, des organismes internationaux, etc. J’avais très peu de temps pour cela. Il fallait à la fois comprendre le sujet, le positionner, et mon souci majeur était de faire en sorte que la production de ce rapport de mission soit le résultat d’un travail collectif et puisse susciter et une dynamique collective et bien entendu une aide à la décision publique.

Concernant les deux premiers enseignements majeurs que vous avez identifié au début de notre entretien, concrètement quelle est leur signification ?

JLL – Prenons le premier :  l’impératif d’une  dynamique collective. Les membres du groupe de travail « Stratégie grands fonds marins », en partant d’expériences, de formation, de parcours, de vision de ces questions très différentes, sont arrivé à un consensus actif sur les points que je souhaitais mettre en débat à la suite des nombreux entretiens que j’ai pu avoir : quelle compréhension globale de notre sujet, au-delà du sujet des ressources minérales, en lien bien entendu avec les autres ressources de l’Océan, avec le changement climatique, notre mode même de développement qui est questionné et dont la prise de conscience progresse à grands pas chez nos concitoyens ; comment concilier les grands enjeux globaux, éthique en premier lieu, mais aussi environnemental, scientifique, technologique, économique et social, juridique, de gouvernance mondiale ? Quels enseignements pouvons-nous tirer des actions passées dans le domaine de l’exploration des fonds marins ? Quelles sont les réalités relatives aux stratégies des autres Etats à la fois dans leurs ZEE respectives et dans la haute mer ? Quel positionnement actuel de notre pays sur ces sujets ? Ce consensus actif n’allait pas de soi, tant les approches de ces sujets sont différentes, les malentendus nombreux, les idées reçues sur les autres fortes. Aussi je tiens à les saluer toutes et tous pour leur implication et leur ouverture d’esprit.

Entre le « Tout protection », un non sens de refuser de produire de la connaissance alors même qu’elle nous est indispensable pour comprendre le lien océan/climat et donc agir au mieux, et le « Tout exploitation », quel que soit le type de ressources, biologique ou minérale, fondé sur une logique prédatrice faisant fi de toute éthique, il y a place pour une utopie relative : construire un équilibre entre protection de l’océan et développement humain. Michel Serres attirait déjà notre attention au début des années 90 sur le nécessaire « contrat  naturel »[1] à construire. Tout comme le contrat social a permis la constitution de nos sociétés.

C’est ce qui a favorisé le consensus dont vous parlez ?

JLL – Oui. Cette approche a constitué  le positionnement et le point d’équilibre des travaux que nous avons réalisé ensemble. Le fait de ne pas aussi nous enfermer sur la seule prise en compte des ressources minérales mais d’avoir ouvert la réflexion à l’ensemble de l’exploration et de l’exploitation durable éventuelle des océans et du lien étroit océan/climat a permis de prendre de la hauteur et donc de prendre en compte les multiples points de vue sur ces sujets. Chacun a appris de l’autre. Un exemple, parmi d’autres, dont nous pouvons nous inspirer dans le cadre des politiques publiques et de leur évaluation.

C’est un point important ?

JLL – Oui ! Parce qu’ils ont montré qu’au-delà de leurs intérêts professionnels et personnels, ils étaient capables de les surmonter et ainsi démontrer qu’ils ont le sens de l’intérêt général et du bien commun. Les questions éthiques et les préoccupations environnementales ont été centrales dans nos travaux. Ces questions se posent de la même façon pour l’ensemble des ressources océaniques et la santé globale de l’océan. La présence par exemple de microplastiques et de polluants organiques persistants a pu être observée dans des organismes prélevés à 7000 mètres de profondeur !

Les fonds marins représentent un budget « 300 fois inférieur aux capitaux mobilisés pour le programme Apollo, piloté par la NASA au cours de la décennie 1961/1972. L’exploration des grands fonds marins vaut bien celui de la Lune » ! rappelle Jean-Louis Levet

Quelles sont les priorités avec un budget de 300 millions d’euros ?

JLL – Elles ont été définies et validées. En effet, tout ce travail nous a permis de retenir quatre grandes priorités et des projets pour leur donner corps : de mener dans la durée une action résolue d’exploration des grands fonds et d’acquisition de connaissances des ressources minérales et de leurs liens avec les écosystèmes (priorité 1)  jusqu’à l’implication de toutes les parties prenantes dans les choix d’exploration et d’exploitation durable éventuelle dans le futur (priorité 4), en passant par des efforts de recherche relatifs aux impacts environnementaux (priorité 2), et l’élaboration de partenariats avec les collectivités d’outrer mer, ainsi qu’aux niveau européen et mondial (priorité 3). Ainsi qu’un plan d’action sur 10 ans avec l’identification des moyens humains, techniques et financiers. Sur le plan financier, le groupe de travail a estimé les besoins sur 10 ans à environ 300 millions d’euros, ce qui est plus que très raisonnable, avec des apports mi-publics, mi-privés.

Ce montant est 300 fois inférieur aux capitaux mobilisés pour le programme Apollo, piloté par la NASA au cours de la décennie 1961/1972. L’exploration des grands fonds marins vaut bien celui de la Lune ! Naturellement le coût de fabrication de fusées, etc…est bien sûr plus lourd que celui de faire des sous-marins numérisés et des drones. Cette comparaison certes excessive montre néanmoins qu’avec des besoins financiers très raisonnables, nous pouvons beaucoup apprendre sur l’océan et les grands fonds ».

Nos responsables politiques doivent avoir conscience de la réalité de cette dynamique collective qui est le facteur clé de succès pour aujourd’hui et demain. Il ne s’agit pas de l’affaiblir ou de le décevoir. L’on retrouve d’ailleurs ce même montant financier dédié à l’objectif «Investir les champs marins » de France 2030. C’est un bon début. L’impulsion est donnée. L’Etat est dans son rôle. L’enjeu est désormais l’efficacité de la  gouvernance de l’action publique au cours et la mobilisation des entreprises.

Votre deuxième enseignement ?

Inscrire les projets de recherche, d’études, de développement technologique, etc, dans une stratégie et un plan d’action dans la durée.

Pourquoi ce point vous paraît-il fondamental ?

JJL – Dans un domaine aussi important pour la connaissance et pour le développement humain à venir, un pays ne peut se contenter de financer des projets au coup par coup, en fonction de l’offre, car le sens de l’action collective  se perd pour les populations qui doivent être intégrées le plus en amont possible dans les processus de réflexion et de décision ; les liens entre projets ne se construisent pas, la masse critique des projets ainsi fragmentée ne donne pas une image forte et cohérente à nos partenaires potentiels au sein de l’Union européenne et plus largement de l’Europe, a fortiori dans la zone indo-pacifique, etc.

Une stratégie partagée, et un plan d’action mis en œuvre avec rigueur permettent de bénéficier d’une dynamique collective et nous donnons une image claire : les autres savent ce que nous voulons faire. Sans clarté des objectifs, du sens de la durée, la confiance n’est pas possible pour monter des coopérations indispensables dans ce domaine. Ces coopérations avec des pays comme par exemple l’Allemagne, la Norvège, le Portugal ou encore dans le pacifique, avec l’Inde, la Corée du sud ou le Japon notamment sont vitales dans une mondialisation où la brutalité des rapports de force tend à l’emporter sur le partenariat. Où l’approche multilatérale est un effort de chaque instant, portée en particulier par l’Union européenne et la France.

Vous dites que vous avez rencontré des difficultés dans la mise en œuvre de la stratégie grands fonds marins ? Quel enseignements en tirez-vous ?

JLL – Autant nos correspondants, dans l’ensemble, au sein des administrations des ministères concernés  se sont impliqués dans la préparation de la mise en œuvre des priorités et des projets décidés par le premier ministre lors du CIMER de fin janvier 2021, de même pour l’ensemble des opérateurs concernés, autant le pilotage sur l’échiquier supérieur a été compliqué et il faut le dire avec lucidité, chaotique. Je ne citerai qu’un seul exemple, mais qui est très révélateur : après les décisions prises lors du CImer de janvier 21, le premier ministre a demandé à l’ensemble des ministres concernés de programmer les dépenses évaluées dans le plan d’action dans leurs prévisions budgétaires des exercices correspondants. Cette demande n’a pas été exécutée.

Plus généralement, quel enseignement peut-on en tirer et quelle place dans le CImer 2022 ?

JLL – Ce pilotage au gré des circonstances est bien sûr pénalisant et pèse sur la dynamique collective d’ensemble et a créé dans la communauté des grands fonds marins beaucoup d’incompréhension. Il faut cependant garder le cap. C’est le cas avec France 2030 et le CIMer de mars dernier. La question du mode de gouvernance de l’action publique est la question majeure aujourd’hui et plus globalement pour l’action gouvernementale relative au développement technologique et industriel de notre pays. D’ailleurs c’est un point sur lequel le président de la république a fortement insisté lors de son discours relatif à la présentation de France 2030 le 12 octobre dernier. En particulier en mettant en avant l’esprit de « commando » dans l’action publique et la nécessité de définir des règles de gouvernance efficaces pour traduire dans les faits les objectifs de France 2030.

« Il n’y a pas si longtemps, des mots, comme « politique industrielle », « autonomie stratégique », « enjeu de souveraineté » qui se pose bien entendu aussi au niveau européen, étaient considérés comme désuets » reviennent. Elles commencent ainsi à prendre forme avec le programme France 2030, qui donne un peu de profondeur aux mesures d’urgence et au plan de relance de l’économie.

Votre conclusion ?

JLL – Avec le recentrage américain sur ces intérêts stricts où les alliés européens ne sont considérés (parfois) que comme des vassaux, une Chine conquérante dont « le désir de puissance a fini par occulter celui de redevenir une authentique civilisation »[2], une dictature russe sans le moindre scrupule,  la crise sanitaire terrible qui a mise à nue nos vulnérabilités en particulier en matière d’innovation et de désindustrialisation à l’oeuvre depuis plusieurs décennies[3],  les expressions considérées il n’y a pas si longtemps comme désuètes, comme « politique industrielle », « autonomie stratégique », « enjeu de souveraineté » qui se pose bien entendu aussi au niveau européen,  reviennent. Elles commencent ainsi à prendre forme avec le programme France 2030, qui donne un peu de profondeur aux mesures d’urgence et au plan de relance de l’économie.

Ces expressions reviennent avec le principe de réalité : la spécialisation d’un pays ne peut être laissé aux seules forces du marché ; le mode de gouvernance de l’action publique se pose alors  de façon criante.  Il n’est pas trop tard pour le construire par apprentissage rapide. Et ainsi construire une culture et une pratique de l’anticipation collective à la place d’une culture et d’une pratique de l’adaptation sous contrainte. Alors impliquer les populations de nos territoires métropolitains et d’outre mer devient une évidence dans les grands choix à faire, et pour revenir à notre sujet des grands fonds marins, concilier les contraintes de la réalité (les enjeux géopolitiques et techno-économiques) avec les exigences de la conscience (enjeux éthiques et environnementaux).

Propos recueillis par Brigitte Bornemann

[1]   Michel Serres, Le contrat naturel, Editions François Bourin, 1990.

[2]   Anne Cheng (sous la dir.), Penser en Chine, p. 28, Folio, 2021.

[3]   Jean-Louis Levet, Pas d’avenir sans industrie, Economica, 2006 / Sortir la France de l’impasse, Economica, 1998.

POINTS DE REPÈRE

L’amiral Pierre Vandier, chef d’état-major de la Marine ainsi que Denis Robin, Secrétaire général de la mer sont intervenus lors de cette soirée pour souligner à quel point la maîtrise des fonds marins est importante aujourd’hui.

Cette soirée-débat avait lieu quelques semaines après la présentation de la stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins – le 14 février dernier – par la ministre des Armées, Florence Parly et le chef d’état-major des armées, le général d’armée Thierry Burkhard.

José-Manuel Lamarque, journaliste à France Inter et Bertrand de Lesquen, rédacteur en chef de Marine & Océans, ont animé la conférence.

Ont participé à cette soirée-débat : l’IFREMER, le Secrétariat général de la mer, le Cluster Maritime Français, le GICAN, la Fondation de la Mer, la Marine nationale et le CESM.

 


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