France – 16/12/2025 – energiesdelamer.eu.
Jean-Louis Levet, auteur d’un rapport [1] au Premier ministre en 2020 proposant une nouvelle stratégie nationale dans le domaine des grands fonds marins, était invité à intervenir à la Journée « Souveraineté et espace maritime Atlantique ».

Les intervenants : Jean-Louis Levet, Professeur associé d’économie, CV Hugues Vallette, Coordonnateur central pour la maîtrise des fonds marins à l’État- Major de la Marine nationale, IGA Raymond Levet, Directeur général délégué de l’ENSTA, Matthieu Reunavot, Direction générale des affaires maritimes, de la pêche et de l’aquaculture de la DGAMPA, Benoit Drier de Laforte, Conseiller opérationnel en guerre des mines de Thales, Alain Fidani, Directeur Partenariats et Financement de l’Innovation d’Exail, Alexis Constantinou, Président de FOSINA, modérateur Francis Vallat. Photo @FMES
Entretien avec Jean-Louis Levet
energiesdelamer.eu a demandé à Jean-Louis Levet sa vision sur l’avenir de l’Océan et des fonds marins, afin de tirer trois enseignements à la veille de la nouvelle année 2026. Alors que la dépendance des Etats pour les métaux essentiels dans de nombreux domaines tels que l’énergie, la mobilité, le numérique, la défense ou la santé, les terres rares font l’objet d’une attention particulière dans un contexte international d’approvisionnement sous tension, quelle place tient la France dans ce domaine et quelle politique mène-t-elle ?
Son rapport avait été remis en juillet 2020, et approuvé lors du Comité Interministériel de la mer (CIMER) en janvier 2021, présidé par le Premier ministre. Jean-Louis Levet avait été chargé, comme Conseiller Spécial, de mettre en œuvre cette stratégie nationale mise à jour avec une lettre de mission du Premier Ministre. Durant 7 mois, Jean-Louis Levet a mobilisé les 7 ministères concernés [2], les Collectivités d’Outre-mer (COM), l’ensemble des acteurs entrepreneuriaux, scientifiques, associatifs, etc. Le tout a débouché sur un « consensus actif » des parties prenantes autour d’une compréhension globale du sujet au-delà des ressources minérales, des enjeux, de l’étude comparée des stratégies des autres États dans le monde, de quatre priorités majeures pour une stratégie, de 8 projets très concrets, dont plusieurs en coopération internationale, et d’un plan de financement public/privé sur 10 ans. À cette occasion, il a de nouveau insisté sur ce travail mené de façon intensive et collégiale il y a cinq ans qui attend toujours sa mise en œuvre.
Alors que le monde a changé, tant au niveau politique qu’économique et sociétal, le rapport est plus que jamais d’actualité et attend d’être mis en œuvre. Qu’en est-il aujourd’hui, alors que le CNRS a publié une expertise collective sur les terres rares (EsCO) en novembre dernier ? Comment situer au niveau mondial la question de l’Océan et des grands fonds marins ? Y a-t-il des changements structurels en cours ?
Jean-Louis Levet (JLL) : L’ère dans laquelle nous rentrons depuis une période récente est celle que je qualifierai d’un automne de la liberté et de la dignité humaine : aujourd’hui moins de 7% de la population mondiale vit dans un pays démocratique, soit moitié moins qu’en 2014 (Cf. The Economist Intelligence Unit, un centre de recherche qui mesure l’état de la démocratie dans le monde). Nous assistons ainsi à un recul de la démocratie dans le monde. Dans le rapport de l’institut suédois V.Dem de 2024, les « autocraties » (91) dépassent désormais en nombre les démocraties (88), pour la première fois depuis les vingt dernières années. Les temps actuels sont à la prédation et à l’impunité.
Quel rapport avec l’Océan et les grands fonds marins ?
Il n’est pas excessif de considérer que dans un État autoritaire, voire totalitaire, la reconnaissance de valeurs universelles et les enjeux éthiques ne sont pas les plus visibles ! On ne peut que constater que des régimes despotiques comme la Russie fondé sur l’arbitraire et la guerre, ou celui de la Chine, fondé sur le principe de la crainte en interne et de l’expansionnisme économique à l’extérieur, n’en ont que faire.
De même pouvons-nous faire aussi ce constat hélas dans certains pays démocratiques comme les États-Unis où le Président considère que son pouvoir n’a pas de limite et cherche à substituer au triptyque traditionnel libéral – libre marché/démocratie/droit, un autre triptyque destructeur y compris pour ses alliés traditionnels: protectionnisme offensif / autoritarisme / force.
En clair, c’est l’abandon de la démocratie libérale, théorisé depuis de nombreuses années par des intellectuels américains, que nous nous obstinons à ignorer.
Sans oublier des États européens en manque de projet politique dessinant un avenir, qui connaissent de ce fait une hostilité croissante des populations à l’égard des institutions et des élites. La France n’étant pas la dernière.
Quelles conséquences en tirez-vous ?
Pour les premiers, les comportements, les actions qui visent à accroître la puissance sans autre considération que leur propre intérêt ne peut que contribuer au recul du droit international et à la non prise en compte des enjeux environnementaux et éthiques y compris dans le domaine qui nous intéresse aujourd’hui.
Quant aux seconds (les pays démocratiques), l’objectif devrait être de se donner les moyens d’élaborer une stratégie et trouver un équilibre entre préservation des océans et développement humain. Mais comment mener à bien un tel travail quand la classe politique perd la confiance des populations ?
N’oublions pas un autre point fondamental : une autre transformation à l’œuvre est celle des groupes mondiaux du numérique en particulier américains qui considèrent la souveraineté des États comme une forme obsolète du développement des sociétés, voire un obstacle. Les fonds marins sont particulièrement concernés : 1 500 000 kms de câbles tapissent le plancher des océans et reposent pour plus des trois quarts entre les mains de groupes privés, essentiellement les GAFAM. 559 câbles sous-marins télécoms qui relient les continents. Ce nombre a été multiplié par deux en 10 ans. Il y a là un facteur de vulnérabilité essentiel dans ce monde où le droit international est régulièrement bafoué.
Et pour la France, quelle analyse faites-vous ?
La France connaît un paradoxe de taille, qui la pénalise bien sûr : l’Océan et les fonds marins n’ont jamais fait l’objet d’un projet global qui s’inscrive dans la durée, ni d’un grand récit porteur sur l’Océan ; mais d’une prise en charge réactive et souvent ponctuelle et donc partielle ; et ce alors même que la France a su construire dans la durée tous les atouts nécessaires depuis les années 50/60/70.
D’ailleurs, il suffit de constater que depuis la création d’un ministère de la mer en 1981, 20 ministres de la mer se sont succédé en 44 ans, dont 6 intégrés dans un ministère plus large, donc noyés si j’ose dire, et 8 ministres délégués ou secrétaires d’Etat, donc sans véritable pouvoir de mobilisation et d’action. Encore faut-il qu’un ou une ministre soit capable de s’imposer au sein d’un gouvernement et de créer les conditions d’élaboration d’un projet global avec toutes les parties prenantes qui ne demandent que cela. Ce qui à l’évidence n’est pas le cas depuis fort longtemps.
Le gouvernement français a même décidé l’année dernière de quitter au niveau européen la JPI Oceans, créée en 2011 qui comporte 15 pays membres et 6 autres pays qui attendent une décision concernant leur statut.
La JPI Oceans [3] qui a mis en œuvre un projet sur l’impact environnemental de l’exploitation des fonds marins, l’un des projets phares que nous avions proposé dans notre rapport de mission.
Et encore la France n’y avait qu’un seul participant, l’Ifremer, quand les autres pays sont représentés par plusieurs organisations. Pourquoi se priver de connaissances ? Les analyses que l’Ifremer aurait pu et dû mener ont été de ce fait annulées. Même si les rapports finaux sont publics, tout n’est pas accessible. Où était le ministre de la mer ? Comment nos autorités publiques au plus haut niveau peuvent-elles être aussi inconséquentes ?
Cependant les grands fonds marins constituent l’un des objectifs de France 2030, annoncés par le président de la République en octobre 2021 ?
Oui ; une séance de rattrapage. Et encore, les grands fonds marins sont rajoutés au dernier moment dans l’élaboration de France 2030 en dixième objectif. Cela permet de booster ici et là la technologie, de soutenir la recherche en finançant les campagnes dues par la France à l’AIFM (l’Ifremer porte deux contrats d’exploration des ressources minérales (nodules et sulfures) et mène un programme d’exploration conformément aux engagements pris dans ces contrats.), des start-ups, de consolider l’écosystème national : c’est bien. Ce sont des moyens, de plus éparpillés.
L’Ifremer a publié le 17 juin 2025 une note sur l’exploration et l’exploitation des grands fonds. Il avait auparavant saisi les co-présidents de son Comité des parties prenantes, Geneviève Pons et Sébastien Treyer.
C’est important, mais cela ne fait pas une stratégie : où sont les grandes priorités ? Où est la vision globale ? Y a t’il un plan de financement sur au moins 10 ans avec des fonds publics/privés/européens ? Quelles articulations avec le niveau européen ? Avec quels partenaires européens (Norvège, Portugal, Allemagne etc…) souhaitons nous monter des projets ? Et nos Collectivités d’Outre-mer que deviennent-elles, elles qui ne sont pas à la périphérie de la Métropole, mais qui constituent le cœur même de notre ZEE, la deuxième du monde ? N’oublions pas aussi des pays aussi importants que l’Inde, le Japon ou la Corée du sud par exemple qui, eux, ont une stratégie d’exploration et d’exploitation des grands fonds marins. En fait, on navigue à vue depuis au moins 3 décennies.
L’État stratège a disparu. Là où il nous faudrait une culture et une pratique de l’anticipation collective, nous en sommes encore à des comportements d’adaptation à court terme et donc sous contraintes permanentes. C’est gravissime, pour nos entreprises, nos universités, nos territoires, la Société toute entière, car comment peut-on parler de Souveraineté sans chercher au moins à atténuer un handicap aussi lourd ?
Un exemple ?
Un seul, car la liste serait infinie ! Il a fallu attendre une crise sanitaire (la Covid) et économique d’une ampleur sans précédent, pour que soit créer en 2020 un Haut-commissariat au Plan, devenu depuis mai 2025 Haut-commissariat à la Stratégie et au Plan. Cette création est intervenue après l’effacement progressif du Commissariat général du Plan (depuis le début des années 2000) et que la technologie et l’industrie reviennent au premier plan des préoccupations gouvernementales. Et encore, on attend toujours de cet organisme un vrai travail de prospective et de concertation avec tous les acteurs de la Société pour éclairer l’avenir et contribuer à remettre de la stratégie au cœur de l’État !
Vous avez souligné que la France avait des atouts qui devraient lui permettre d’avoir une stratégie dans le domaine qui nous occupe ; Lesquels ?
Dans le travail collectif que j’ai mené dans le cadre de ma mission avec l’ensemble des acteurs concernés et dans le cadre constructif du Secrétariat général de la mer placé auprès du Premier ministre, nous en avons identifié au moins 6 :

© EDM 09 12 025 Francis Vallat Nathalie Mercier Perrin, Cluster Maritime Français
- L’expérience reconnue au niveau international et les capacités des opérateurs concernés qui ont joué un rôle pionnier dans l’exploration des fonds marins (Ifremer et la flotte océanographique que l’organisme gère, le CNRS, le SHOM, l’IRD, le BRGM, l’ADEME, en particulier)
- L’existence d’un ensemble industriel, entrepreneurial, et de compétences techniques de qualité regroupé au sein du Cluster Maritime Français toujours très actif depuis sa création il y a près de 20 ans et le Gican**
- La crédibilité reconnue de la France au niveau mondial pour son engagement environnemental, avec notamment l’Accord de Paris, la charte de l’environnement…..
- La France avec l’ensemble de ses acteurs est aussi un partenaire apprécié dans les coopérations internationales existantes
- Nous avons aussi une présence active dans les instances de l’AIFM (l’Agence Internationale des Fonds Marins) au service d’une approche multilatérale ; et donc une institution qu’il est indispensable de maintenir
- Une marine militaire de grande qualité, pour sécuriser notamment les opérations d’exploration.
Vous avez évoqué l’absence pour la France d’un projet global pour l’Océan ; pensez-vous que la société civile tient un rôle dans ce domaine ?
C’est un point capital et une faiblesse importante : car le plus déterminant pour l’avenir est probablement une opinion publique encore insuffisamment informée des enjeux liés à la protection et aux ressources de l’Océan et des fonds marins ; elle est trop peu sensibilisée au rôle déterminant de l’Océan, de ses liens avec le changement climatique et les menaces qui pèsent sur lui. Certes de nombreuses rencontres et initiatives existent dans les territoires, en particulier ceux qui bordent les côtes de la Métropole, dans les Collectivités d’Outre-mer. Mais notre société dans son ensemble est encore éloignée de ces problématiques.
Il est d’ailleurs révélateur que les populations de la Métropole soient si peu ouvertes sur les Outre-mer, qui pourtant constituent une ouverture extraordinaire sur le monde, à partir de l’océan l’Atlantique, de l’océan Indien et de l’océan Pacifique !
Après les décisions de l’UNOC3 et la réunion de l’AIFM, quels sont les enjeux clés liés aux grands fonds marins ?
Dans le contexte général que nous avons évoqué, on comprend combien les enjeux liés aux fonds marins sont à la fois globaux, nombreux, en liens étroits, complexes et mal connus. Brièvement :
- J’ai tenu à mettre dans notre travail collectif les enjeux éthiques en premier : je citerai Axel Kahn qui a produit une réflexion de qualité sur ce sujet : « fournir aux habitants de notre planète ce dont ils ont besoin pour vivre, mais aussi de la beauté et du bien-être, oui mais nous devons être habité de la conscience vive que les générations futures devront pouvoir en profiter et en jouir eux-aussi » ; ce qui pose la question même du mode de développement dominant et donc d’un nouveau type de développement.
- Ce qui nous conduit aux enjeux environnementaux ; un peu plus de deux siècles après Rousseau et son Contrat social, Michel Serres propose déjà au début des années 90, un Contrat naturel, un nouveau contrat aussi fondamental que le précédent, avec la Terre, avec la Nature, un contrat de symbiose avec la Terre. Et pour y répondre encore faut-il des connaissances : moins de 3% des grands fonds marins sont connus ; des milliers d’espèces marines restent à découvrir et leur mode de vie et d’évolution pouvant permettre des avancées importantes par exemple dans le domaine de la santé pour l’Humanité.
Et, quand il est dit que 25% des fonds marins sont cartographiés (cf SEABED 2030 – photo de gauche), c’est à une résolution de 800 mètres ; imaginons une carte des champs agricoles en pixel de 800 mètres ! (Ndlr. Un nouvel appel a été lancé lors de l’UNOC3 par l’Unesco.) - Tenir compte des deux enjeux globaux précédents, c’est reconnaître l’importance des enjeux scientifiques : la connaissance des fonds marins, la compréhension de la biodiversité, des positionnements des populations face à l’usage des espaces marins.
- Nous arrivons ainsi aux enjeux techno-socio-économiques : que ce soit au niveau macroéconomique avec une contribution au développement économique, qu’au niveau microéconomique avec l’existence de compétences techniques, industrielles, etc.
- les enjeux de puissance se posent : pour nos démocraties, le problème est de trouver un équilibre avec les enjeux précédents. Je me permets de paraphraser Albert Camus : un équilibre entre les contraintes de la réalité et les exigences de la conscience.
Le président de la République lors de la COP27 en novembre 2022 avait annoncé soutenir « l’interdiction de toute exploitation des grands fonds marins ». L’AIFM en juillet dernier n’a pu aboutir sur un code minier relatif à l’exploitation des ressources minérales des fonds marins, ce que l’on peut très bien comprendre étant donné notre niveau de connaissances encore trop faible sur l’impact d’une exploitation des ressources minérales dans les grands fonds. Pour autant, les États peuvent exercer leur souveraineté dans leur propre zone économique exclusive.
Ce qui sera le cas fort probablement de pays comme par exemple le Japon qui a la 9e zone maritime dans le monde et qui cherche à s’émanciper de son voisin chinois ; la Corée du sud, 5e consommateur mondial de métaux pour son industrie qui est le moteur de sa croissance, comme pour le Japon ; les États-Unis dont le Président a signé un décret en mai dernier autorisant l’exploitation dans sa ZEE et qui est le partenaire du Japon pour étudier la possibilité d’exploiter un gisement de terres rares dans la ZEE nippone découvert en 2013 via un accord signé le 28 octobre dernier.
Sans oublier la Chine bien entendu qui a 5 permis d’exploration contractés auprès de l’AIFM et dont la faible ZEE (la 32e au monde derrière l’Espagne) explique sa recherche de contrôle sur plusieurs archipels en mer de Chine du sud. Elle ne possède qu’une façade maritime et elle doit partager toutes ses mers bordières avec ses voisins. Intérêt géostratégique et sécurisation de ses approvisionnements sont les deux objectifs majeurs pour ce pays.
Plus globalement, la Chine est, comme l’écrit la sinologue Anne Cheng en charge de la Chaire « Histoire intellectuelle de la Chine » au Collège de France, « ce pays qui s’est toujours considéré comme l’empire du Milieu, mais qui depuis le début du 21e siècle et du troisième millénaire se verrait bien comme le monde à lui tout seul » et poursuit : « (…) dont on voit bien que le désir de puissance a fini par occulter celui de redevenir une authentique civilisation ? ».
Dans un tel contexte, il convient de ne surtout pas stopper l’exploration des grands fonds marins et notamment la recherche relative à l’impact environnemental d’une exploitation sur les fonds marins. C’est indispensable ne serait-ce là aussi que pour produire de la connaissance qui nous sera fort utile pour contribuer aux travaux de l’AIFM et plus largement dans les débats internationaux.
Et l’Union européenne ?
L’Union européenne a été depuis les années 80 plus soucieuse de garantir la concurrence à l’intérieur de ses frontières que de favoriser l’unité sur des projets communs ; et encore aujourd’hui en 2025, dans un domaine aussi stratégique que le numérique, elle se place sur la défensive face aux États-Unis et aux géants de la Silicon Valley avec le risque de perdre sa crédibilité sur la pertinence de son modèle de régulation.
Cependant, dans le domaine qui nous concerne ici, la Commission européenne a enfin compris, avec au moins trois décennies de retard pour la raison que je viens d’évoquer, la nécessité d’une stratégie. Elle a adopté en juin dernier un Pacte pour l’Océan (comme l’avait expliqué Geneviève Pons co-directrice de l’Institut Jacques Delors à energiesdelamer.eu) dont une priorité concerne la progression de la recherche, des compétences et de l’innovation ; une priorité qui était la première des quatre priorités de notre rapport. Rappelons que l’UE a la ZEE la plus vaste du monde, soit deux fois celle des États-Unis, trois fois celle de la Russie et 10 fois celle de la Chine !
Une fois que ces différents enjeux des grands fonds marins sont rappelés, avec la montée en puissance des États, l’on voit combien sont vitaux les enjeux juridiques et de gouvernance mondiale, a fortiori dans le contexte actuel. Mais pour élaborer et mettre en œuvre une stratégie globale, je le disais, une condition clé doit être remplie : l’existence d’un État stratège.
Pour quelles raisons évoquez-vous la disparition de l’Etat stratège en France comme cause majeure de l’inexistence d’un projet global pour l’Océan et les fonds marins ?
Après l’illusion de « la mondialisation heureuse » du début des années 2000, mise en avant en France par Alain Minc, un conseiller alors très influent et fort connu du CAC 40 français, qui se prenait à ses moments perdus hélas trop nombreux, pour un intellectuel, on assiste au retour en force du mot « souveraineté ». Au point qu’il est utilisé et décliné à l’infini par une grande partie de la classe politique : souveraineté industrielle, alimentaire, sanitaire, énergétique, militaire, technologique, et maintenant maritime. Les mots de réindustrialisation, relocalisation, autonomie stratégique européenne, etc, envahissent l’espace médiatique. Une véritable inflation. Que se passe-t-il donc ?
Après les fictions lénifiantes tout particulièrement au sein de l’UE et en France de la « société post-industrielle » de la fin des années 80, de « la nouvelle économie » dans les années 90 et « l’entreprise sans usine » dans les années 2000, qui se sont traduites notamment en France par un puissant mouvement de désindustrialisation tout-à-fait prévisible et accepté que j’ai analysé dès le milieu des années 80. Il s’est confirmé par la suite, et il se repose la question de l’efficacité de l’action publique, au niveau national comme au niveau européen, dans le contexte et les enjeux que nous venons d’esquisser et qui se pose pour notre thématique d’aujourd’hui.
En fait, derrière ce mot « souveraineté », c’est bien de la nécessité d’un État stratège dont il est question ; mais curieusement, il n’est plus employé. Et pour cause !
Or pour un État, être souverain, c’est d’abord bénéficier d’un État stratège et pour nous, Démocratique.
Est-ce vrai dans d’autres pays européens ?
Prenons les 3 principaux pays européens en termes de PIB :
L’Allemagne en 40 ans a construit avec un déconcertant déni, ses propres vulnérabilités qui la pénalisent aujourd’hui et l’Union européenne avec elle : à l’égard de la Russie pour une énergie pas chère ; de la Chine pour ses exportations de voitures et de machines ; des États-Unis pour sa défense. Aujourd’hui, face à ces dures réalités qui lui font mal et dont elle prend enfin conscience, elle considère le comportement de plus en plus agressif de la Chine et s’attend à ce que la Russie soit prête à attaquer l’OTAN en 2029 !
La Grande-Bretagne ? Sa sortie de l’UE en janvier 2020, suite au référendum de juin 2016, fut non préparée, non étudiée : le résultat : un coût exorbitant pour le pays et son économie. Selon une étude de Cambridge Econometrics de 2024 le BREXIT lui a coûté 2 millions d’emplois et 160 milliards d’euros, plus une forte incertitude pour les entreprises.
La France. Au cours de ces dernières décennies, l’État victime de la doxa néo libérale qui a commencé à envahir les esprits de la plupart des responsables politiques et gouvernementaux, du monde financier voire une partie du monde universitaire à la fin des années 80, s’est affaibli perdant une grande partie de ses compétences dans les trois domaines clés de tout État stratège : la prospective appliquée, l’analyse stratégique et l’évaluation ex ante et ex post des politiques publiques menées. Notons en particulier l’abandon ses propres services d’études ; comme le soulignait Jean-Marc Sauvé, l’ex vice-président du conseil d’État en 2019 dans un article dans la journal Le Monde qui évoque ‘un sacrifice’.
Non seulement l’État stratège s’est considérablement affaibli, mais en plus il en a résulté une inflation normative (il fallait bien compenser la lente désagrégation de l’État stratège). L’utilisation du numérique sous prétexte de moderniser le fonctionnement de l’État ne fait que renforcer les procédures bureaucratiques déjà existantes et les modes d’organisation, au lieu tout au contraire de mettre le numérique au service d’une évolution des modes de fonctionnement de l’État. Une véritable défaite collective de la pensée.
Cette absence de l’État stratège que vous soulignez, l’avez-vous subi dans le cadre de la mise en œuvre de votre mission ?
Absolument. Je l’ai vécu et subi au quotidien et avec moi, l’ensemble des membres du groupe de travail que j’avais constitué lors de la phase de production du rapport. Et ce n’est pas faute d’engagement et d’énergie de toutes et tous !
Tout particulièrement dans la mise en œuvre de ma mission, à la demande du Premier ministre Jean Castex, appuyée par une lettre de mission claire et d’un courrier que ce dernier avait adressé aux 7 ministres concernés en avril 2021 (Cf. [2]). La grande majorité de ces ministres et non des moindres ont clairement renoncé à mettre en œuvre les directives du Premier ministre, et son Cabinet s’est révélé impuissant à les faire respecter. Les dysfonctionnements se sont succédés. Mais j’arrête là !
En conclusion quels enseignements pour l’avenir tirez-vous de votre expérience acquise dans la définition, puis la mise en œuvre d’une stratégie nationale des grands fonds marins ?
- Le besoin indispensable de produire de la connaissance sur les fonds marins et ne pas faire de confusion entre exploration scientifique, exploration minière et exploitation minière (ce que nous avions d’ailleurs bien précisé dans notre rapport), alors même que la Science et le monde scientifique en général connaissent une défiance croissante fort pénalisante pour notre Société y compris de la part des politiques ;
- La capacité réelle existante des acteurs dans leur grande diversité que j’ai rencontrés et qui m’ont beaucoup appris – je tiens ici à nouveau à les remercier chaleureusement – à être créatifs et à se mobiliser pour une cause commune ; nous l’avons prouvé collectivement. Ensembles, ils constituent les atouts les plus précieux pour un projet à la hauteur des enjeux dans le domaine de l’océan et des fonds marins.
- Un double défi pour la France : se doter impérativement d’une stratégie globale et d’une gouvernance efficace dans la durée ; se donner la capacité et les moyens de construire son avenir avec des partenaires de choix, à commencer par nos partenaires européens. Pour l’Union européenne : entre le « tout protection » et le « tout exploitation » il y a place pour une utopie relative : construire un équilibre dynamique entre protection de l’Océan et des fonds marins et développement humain.
Le rôle du Politique, écrivait Richelieu, est de rendre possible ce qui est nécessaire. Une ambition pour l’Océan et les grands fonds marins aux niveaux national et européen, ce doit être l’équivalent de celle des États-Unis dans les années 60 avec leur conquête de la Lune, ou pour la Chine, depuis plus de 2000 ans et relancé au début des années 2000, celle des Routes de la Soie. Nous en sommes très loin. Raison de plus pour se mettre sérieusement au travail, avec lucidité et volonté. Selon l’adage bien connu, il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.
[1] Jean-Louis Levet, Stratégie nationale d’exploration et d’exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins : bilan et orientations : pour une nouvelle dynamique, Premier ministre/ secrétariat général de la mer, Juin 2020 (180 pages, dont 38 notes produites dans le cadre du groupe de travail présidé par JL Levet, en annexes).
Le rapport est confidentiel, mais l’auteur a pu obtenir l’autorisation d’en faire une synthèse (37 pages) qui est disponible sur le site du SGMer depuis janvier 2020 et sur le site energiesdelamer.eu. https://docs.google.com/viewerng/viewer?url=https://www.energiesdelamer.eu/wp-content/uploads/2022/02/a.4.1_cimer2020_gfm_document_communicable1-compresse.pdf&hl=en.
[2] Ministre de l’Europe et des affaires étrangères, ministre de la transition écologique, ministre de l’économie, des finances et de la relance, ministre des outre-mer, ministre de la mer, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie.
[3] L’initiative de programmation conjointe sur les mers et les océans : une plateforme de « coordination et d’intégration ouverte à tous les Etats membres de l’UE et pays associés qui investissent dans la recherche marine et maritime ». (Cf le site de JPI Oceans https://jpi-oceans.eu/en/who-we-are).
** Interview de Timothée Moulinier, Délégué R&D, Innovation et Numérique au GICAN sur France Culture en juillet 2023 : L’industrie française est reconnue, performante et couvre l’ensemble des briques technologiques nécessaires pour une exploration et maîtrise des grands fonds. Il reste néanmoins à décliner les ambitions des stratégies en projets, afin de débloquer les verrous technologiques, donner de la visibilité aux industriels pour les inciter à financer le développement de solutions souveraines et ouvrir des perspectives de marchés concrètes en France et à l’export. En somme, dire aujourd’hui qu’une exploitation durable des fonds marins durable est un oxymore semble donc complètement prématuré face au manque de connaissance sur le sujet. Sachons donc travailler ensemble pour développer la connaissance scientifique dans la durée... Les autres intervenants : Anne-Sophie Roux, activiste pour l’océan, en charge de la campagne contre l’exploitation minière des fonds marins en Europe pour l’ONG Ocean Sustainability Alliance, Jean-Marc Daniel, directeur de département Ressources physiques et Ecosystèmes de fond de Mer à l’IFREMER, Niki Aloupi, professeur de droit international public à Panthéon-Assas, membre de la commission juridique et technique de l’AIFM
La Data Base du Business Directory permet de se documenter sur les Grands Fonds Marins (ICI)
Complété le 19 décembre pour la lettre hebdomadaire avec la vidéo
Vidéo publiée sur le compte Facebook du Muséum national d’Histoire naturelle :
POINTS DE REPÈRE
Où en sommes-nous pour les grands fonds marins ?
FMES avec le soutien du Cluster Maritime Français, la Marine Nationale … a co-organisé le 9 décembre 2025, au centre d’instruction naval à Brest, une journée sur « Souverainetés et Espace maritime Atlantique » autour des grands fonds marins, de la sureté et de la sécurité des données, de la formation. Cette journée était organisée avec le concours du Pôle mer Bretagne Atlantique.
Articles publiés par energiesdelamer.eu, archivés dans la Data Base / Business Directory
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07/06/2025
Renforcer la cartographie des fonds marins : Menée par l’UNESCO et l’Organisation hydrographique internationale avec le soutien de la Nippon Foundation, cette cartographie en haute résolution atteint aujourd’hui 26,1 % des fonds marins mondiaux – contre moins de 6 % en 2017.
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11/02/2022
Répertoire Business Directory – Data Base Grands fonds marins
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